" La vie quotidienne n’a pas toujours été
organisée. Il a fallu pour cela, d’abord, démanteler la vie, en
commençant par la ville. On a décomposé la vie et la ville en
fonctions, selon les "besoins sociaux". Le quartier de
bureau, le quartier d’usines, le quartier résidentiel, les espaces
de détente, le quartier tendance ou l’on se divertit, l’endroit ou
l’on bouffe, l’endroit ou l’on bosse, l’endroit ou l’on drague, et la
bagnole ou le bus pour relier tout cela, sont le résultat d’un
travail de mise en forme de la vie qui est le ravage de toute forme
de vie. Il a été mené avec méthode, plus d’un siècle durant par
toute une caste d’organisateurs, toute une grise armada de managers.
On a disséqué la vie et l’homme en un ensemble de besoins, puis on
en a organisé la synthèse. Il importe peu que cette synthèse ait
pris le nom de planification socialiste ou de marché. Il importe peu
que cela ait abouti à l’echec des villes nouvelles ou au succès des
quartiers branchés. Le résultat est le même : désert et anémie
existentielle. Il ne reste rien d’une frome de vie une fois qu’on l’a
décomposée en organes. De là provient, à l’inverse, la joie
palpable qui débordait des places occupées de la Puerta del Sol, de
Tahrir, de Gezi ou l’attraction exercée, malgré les infernales
boues du bocage nantais, par l’occupation des terres à
Notre-Dame-des-Landes. De là la joie qui s’attache à toute commune.
Soudain la vie cesse d’être découpée en tronçons connectés.
Dormir, se battre, manger, se soigner, faire la fête, conspirer,
débattre, relèvent d’un seul mouvement vital. Tout n’est pas
organisé, tout s’organise. La différence est notable. L’un appelle
la gestion, l’autre l’attention - dispositions en tout point
incompatibles."
A nos amis p.87