« Je ne sais qui m’a mis au monde ni ce que c’est que le
monde ni que moi-même : je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ;
je ne sais ce que c’est mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie
même de moi qui pense ce que je dis, qui fait la réflexion sur tout et sur
elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables
espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de
cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu
qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est
assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et
de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui
m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans
retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que
j’ignore le plus est cette mort que je ne saurais éviter.
Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais
où je vais ; et je sais seulement qu’en sortant de ce monde, je tombe pour
jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à
laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà
mon état plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela je conclus que je
dois passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit
m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes
doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine ni faire un pas pour le
chercher, et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce
soin - quelque certitude qu’ils en eussent, c’est un sujet de désespoir plutôt
que de vanité- je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si
grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude
de l’éternité de ma condition future »
Blaise Pascal