Effets des sanctions sur le secteur aérien russe
J'invite, au préalable, le lecteur à aller écouter la vidéo de Tera Bellum (abonnez-vous) qui traite de la problématique des sanctions envers la Russie avec un ton assez neutre et posé (comme souvent).
Il y a assez peu d'articles (gratuits du moins) sur les effets des sanctions sur le secteur aérien russe, aussi je tenais à en réaliser une synthèse. Vous allez voir qu'elles sont (potentiellement) nombreuses.
Dépendance à l'Occident du secteur aérien russe
D'abord, la Russie, comme 99% des pays (j'exclus la Corée du Nord, quelques micro-états et la Chine dont le déploiement du concurrent, le C919 – une copie de l'A320 – débute à peine) dispose de compagnies aériennes qui, toutes ou presque, opèrent des avions produits par les Occidentaux. Si les Russes tentent bien de développer leurs propres concurrents (surtout au 737/A320-A321) avec pour objectif affiché 80% de leur flotte équipée d'appareils russes en 2030, ce qui nécessitera la production d'au moins 1 000 aéronefs et nous allons voir que c'est loin d'être gagné. Pour l'instant, ils restent très loin d'être en capacité de le faire comme le démontre ce tragique accident :
Il n'est pas donné à tout le monde d'être en capacité, à la fois de développer de lourds programmes généralement étalés sur plusieurs décennies et très souvent fruits de multiples collaborations, y compris entre concurrents. Il arrive même à des entreprises pourtant très performantes de commettre de graves erreurs de conception (le cas du 737 max en est un récent).
Et puis il y a la question de la rentabilité : les deux grands constructeurs occidentaux font appel à une multitude de fournisseurs (qu'il faut bien auditer régulièrement) afin de maîtriser les coûts de production et garantir à leurs clients une bonne rentabilité d'exploitation, surtout en ces temps de pétrole, métaux, matériaux, pièces de rechange chers, ce que ne pourra pas faire la Russie, du moins pas pour le moment.
Il faut également des chaînes de production capables de sortir des appareils en grande série. Sur ce dernier aspect, on retrouve là l'un des énormes problèmes que les Russes ont également dans le domaine militaire : ils n'ont pas l'appareil industriel indispensable que l'on peut trouver en Europe, en Amérique du Nord ou même en Chine et au Brésil.
Développer un avion fiable et économique et le lancer en production à grandes séries, qu'il soit militaire ou civil, prend donc des années, souvent plusieurs décennies même entre la conception et la certification. Leur retard technologique (en plus de l'industriel) et leur dépendance à l'Occident restent très importants.
Deuxièmement et c'est une conséquence du premier point, les compagnies russes exploitent donc des appareils qui sont, à plus de 95%, des Airbus/Boeing (il suffit de cliquer sur n'importe quel appareil survolant la Russie en allant sur ce site : https://www.flightradar24.com). L'énorme problème pour eux est que... ces entreprises fortement liés aux états qui les possèdent en partie (Boeing pour les Etats-Unis, Embraer pour le Brésil, Airbus pour la France/R.U./Allemagne/Espagne, ATR pour la France/Italie) appliquent les sanctions économiques. Le résultat n'est pas immédiat et la Russie a les moyens de contourner en partie cet embargo mais si cela dure trop longtemps, ils finiront par rencontrer de plus sérieuses difficultés.
La question cruciale de la maintenance
Il faut bien intégrer ce paramètre crucial : de très nombreuses pièces d'un avion, qu'il soit civil ou militaire, ont une durée de vie limitée. Elles nécessitent donc des contrôles avec des moyens de contrôles qui eux-mêmes sont amenés à évoluer dans le temps, des réparations, des remplacements, avec derrière, des procédures qui elles-aussi évoluent dans le temps, y compris pour des avions de ligne produits pourtant depuis des décennies.
La maintenance des avions de ligne (et des militaires) est donc extrêmement complexe. Elle nécessite en outre une disponibilité permanente de milliers de pièces de rechange. Or la Russie n'en dispose pas. Ils ont nos avions mais ont de moins en moins accès à nos pièces. Alors ils font la même chose que d'autres compagnies : ils se servent de certains avions à la retraite comme réserves de pièces. Le problème est que l'histoire de l'aviation est émaillée de catastrophes liées à cette pratique. Un nombre phénoménal de crashs ont pour origine des remplacements de pièces, soit légèrement différentes, soit de contre-façon soit encore défectueuses, trop usées ou réparées à la va-vite et remises en service sur des appareils par des compagnies peu scrupuleuses qui savent qu'un avion qui ne vole pas est un avion qui coûte très cher. Et comme déjà dit, on ne s'improvise pas producteur de ces pièces en quelques mois ni même quelques années. Le personnel de maintenance nécessite également une formation et une veille continue quant à ses compétences, mise à jour et strict respect des processus.
Si le secteur aérien russe semble, pour le moment, peu affecté, nous savons que les deux dimensions (disponibilité et qualité des pièces, sérieux de la maintenance) ont souvent de lourdes conséquences pour la sécurité aérienne. Un exemple :
Voici la vidéo (en anglais) sur laquelle s'appuie en partie cet article. Elle porte notamment sur la sécurité aérienne en Russie et les conséquences d'une maintenance non supervisée par les constructeurs eux-mêmes. Comme déjà dit, l'histoire de l'aviation est jonchée d'accidents terribles en lien direct avec des interventions insuffisamment encadrées et des personnels plus au fait des procédures recommandées par les constructeurs ou pas assez bien formés et supervisés.
Focus sur les constructeurs d'avions civils russes.
Il en existe quatre principaux :
Soukhoï, que tout le monde connaît pour le militaire et pour cause... ils ne font quasiment que cela : Soukhoï ne produit en réalité que deux appareils civils : le Su-80 et le SuperJet 100.
Le Su-80 a été produit en tout et pour tout à 8 exemplaires. C'est un bimoteur de transport capable d'une capacité d'une trentaine de passagers et conçu pour les conditions extrêmes (très basses températures, terrains d’atterrissage sommaires et à pistes courtes, conditions atmosphériques dégradées) mais sa production a été arrêtée à la fin des années 2010. Le second est le SuperJet 100. Sa capacité varie de 75 à 95 passagers en fonction des versions. Son développement est fortement lié à l'entreprise Alenia Aeronautica (un groupe basé à... Turin...) et un partenariat avec... Boeing. Cet appareil n'est clairement pas performant. Le SAV est à la ramasse. A ce jour, moins de 200 exemplaires ont été produits. Les sanctions contre la Russie entravent très clairement la production de l'appareil et comme déjà dit, si le prix d'achat peut sembler très intéressant (pour certains marchés en développement : Afrique, Asie du sud-est, etc), la fiabilité de ce dernier refroidit de nombreuses compagnies aériennes. Pour donner une idée, Soukhoï a produit 22 exemplaires du SuperJet 100 en 2018. La même année, Airbus en a produit près de 10 fois plus rien que pour l'A320. En outre, nous avons assez peu de recul sur tout un tas d'aspects (dont la fiabilité). Ce qui est certain c'est que l'appareil a connu de nombreux déboires. Si vous avez vu la vidéo ci-dessus, l'atterrissage d'urgence à Moscou de l'un d'eux juste après son décollage en 2019, donne une idée des conséquences. Après une première tentative ratée, l'appareil a réussi à se poser mais le train d'atterrissage a été endommagé et le nez de l'avion a percuté la piste. 41 morts. On sait également que des compagnies comme Brussel Airlines qui avaient acquis 4 appareils ont mis fin à leur exploitation en 2018 du fait de « pannes trop régulières ». Adria Airways (une compagnie slovène) qui devait en acheter 15 a décidé d'annuler sa commande. Le carnet de commande est au point mort.
Le second constructeur est Tupolev. Tupolev a une longue tradition de conception/production d'appareils civils (et surtout militaires là encore) mais l'entreprise rencontre les mêmes difficultés que Soukhoï : ses appareils ne se vendent quasiment pas en dehors du marché russe. Exemple avec le Tu-204, un biréacteur censé concurrencer l'A320 ou le 737. Capable d'embarquer jusqu'à 210 passagers, l'appareil n'a été produit qu'à une centaine d'exemplaires. Le seul client occidental (TNT) a revendu ceux qu'il avait acquis. L'avionique comme les réacteurs (Rolls-Royce) sont occidentaux (ce qui donne une idée du niveau d'internationalisation de ce secteur et des conséquences suite à des sanctions). Même tarif pour le Tu-334, un moyen-courrier capable de transporter une centaine de passagers : le programme a été annulé. L'avion ne s'est jamais vendu.
Le troisième constructeur est Iliouchine mais, là encore, on est à des années-lumières des capacités de production d'Airbus/Boeing. A titre d'exemple, l'Iliouchine Il-96 (concurrent de l'A330) n'a été produit qu'à 29 exemplaires entre 1988 et 2013 et, mis à part Cubana (la compagnie aérienne nationale cubaine), les rares appareils encore en service sont exploités par des compagnies russes.
La quatrième est Irkout, l'entreprise qui produit le MC-21 (130-240 passagers). La production en série de cet appareil est là aussi fortement impactée par les sanctions et la non-certification (notamment du moteur russe Aviadvigatel PD-14). Cet appareil est, lui-aussi, censé concurrencer les A320/737.
En septembre 2022, Aéroflot a annoncé la commande de 300 appareils 100% russes mais... s'il y a bien un secteur dans lequel les annonces doivent être prises avec des pincettes c'est bien celui de l'aérien. Un exemple : le 7 septembre dernier, Serguei Aleksandrovsky a annoncé un accord avec l'United Aircraft Corporation afin de planifier l'évolution de la compagnie Aéroflot. Entre 2023 et 2030, ce sont pas moins de 339 avions (210 MC-21, 89 Superjet New et 40 Tupolev 214) qui sont censés intégrer la flotte de la compagnie russe. Mais on est loin du compte quand on regarde les livraisons annoncées et donc la cadence : seulement 2 Superjet cette année, puis seulement 6 MC-21 et 7 Tupolev 214 en 2024. La production ne suit pas et le secteur aérien russe reste donc très fortement dépendant des appareils occidentaux et leurs centaines d'entreprises hautement spécialisées, qu'ils soient carburiers, motoristes, spécialistes en usinage de pièces, experts en systèmes/logiciels, équipementiers, etc. Les Russes ne disposent pas de cette technologie, de ce savoir-faire, du moins pas encore. Sans doute faudra-t-il surveiller de près les accords passés avec les Chinois.
Voici une vidéo récente d'un des trois exemplaires (pour la formation des pilotes) du MC-21 :
Au-delà de la production elle-même, de la maintenance des appareils déjà en service, les sanctions ont aussi un effet sur les compagnies russes interdites de vol dans de nombreux pays rattachés à l'OTAN.
Derrière les annonces, derrière toute la communication adressée au public russe et international il y a aussi la réalité. Si les Russes nourrissent de grandes ambitions dans ce secteur et que la guerre et ses sanctions ont un impact qui accélère la russification forcée de la production d'appareils civils (qui prendra plusieurs années, voire une bonne décennie), en attendant, quelle sécurité vont-ils pouvoir garantir à leurs passagers d'ici-là ?
En attendant, si vous volez dans un appareil maintenu par une de ses compagnies, comme dirait Até Chuet, « fly safe ! », ce à quoi j'ajouterais « ...et bonne chance ».
Article réalisé à partir de nombreuses sources dont aviationweek.com, air&cosmos, journal de l'aviation, etc.
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Tags : Russie Aviation
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