" Les imaginaires
politiques construits sur une opposition binaire, comme l’est celle de
la gauche et de la droite, ne sont pas propices au déploiement de jeux
idéologiques subtils, même si on leur adjoint un centre et des extrêmes.
Une opposition binaire, c’est tout con. La sophistication des arguties
qui, depuis deux siècles, ont nourri les produits d’appel de
l’intelligence française a reposé sur le tour de passe-passe consistant à
transformer cet espace binaire en un espace ternaire.
.
La
machinerie en est assez simple. Elle combine deux modalités historiques
de l’opposition à la pensée des Lumières et/ou à ce que l’on désigne
aujourd’hui par le terme fourre-tout de "libéralisme". La première,
illustrée par les écrivains de l’Action française, consiste à dénoncer
l’universalisme abstrait au nom des droits du particulier et, surtout,
des particularités nationales ou régionales. La seconde, empruntée par
le mouvement ouvrier, fonde l’opposition au libéralisme, non sur la
nostalgie des ordres traditionnels, mais sur le dévoilement des
nouvelles formes d’exploitation générées par le marché.
.
A
ces deux types de critique sont associées deux conceptions très
différentes du peuple et de l’émancipation. Dans le premier cas, le
terme de peuple désigne les gens dits "ordinaires" enracinés dans des
cultures locales, et gratifiés de "croyances", de "valeurs" et d’une
identité "authentiques". Dans le second cas, il recouvre tous ceux,
quelle que soit leur origine, dont la force de travail est exploitée au
profit des possédants. C’est-à-dire les prolétaires, dans l’idiome du
socialisme. Quant au processus d’émancipation, il est, dans le premier
cas, tourné vers le passé. C’était mieux avant. Et, dans le second,
orienté vers le dépassement, et non vers la remise en cause des
exigences d’autonomie individuelle, dont les premières Lumières
radicales ont jeté les fondements.
.
Dans
la pratique des luttes idéologiques, ces deux critiques peuvent se
recouvrir partiellement, surtout dans les périodes marquées, comme la
nôtre, par les offensives effrénées du capitalisme : elles sont
particulièrement favorables à la prolifération de discours qui prennent
appui sur les conséquences désastreuses du capitalisme pour entreprendre
la restauration des valeurs traditionnelles.
.
Or,
parce qu’ils s’affirment anticapitalistes, ces discours peuvent, d’un
côté, trouver un écho à gauche. Et, de l’autre, parce qu’ils prônent le
"retour aux vraies valeurs", séduire une droite nostalgique, effrayée
des effets délétères du capital auquel elle a donné tout pouvoir. C’est
ainsi que les années 1930 ont vu fleurir de multiples écrits, émanant de
personnalités se réclamant du "ni gauche ni droite" (ceux que
Jean-Louis Loubet del Bayle a appelés les "non-conformistes des années
1930"). Quelques années plus tard, certains ralliaient le gaullisme et
d’autres, plus nombreux, le pétainisme.
.
Et
c’est de nouveau le cas aujourd’hui. Jean-Claude Michéa est un exemple
typique de ces nouveaux PAMPHLETAIRES qui se revendiquent
"INCLASSABLES".
Leur
profération peut trouver une oreille favorable chez ceux qui, à
l’extrême gauche, cherchent à se positionner contre la gauche
parlementaire, en se réclamant du peuple trahi. Mais elle a tout pour
plaire aux médias de DROITE, qui leur accordent volontiers attention et
entretiens, puisqu’ils s’en prennent principalement, il faut bien le
dire, à la gauche.
.
Voilà
pourquoi il n’est pas facile de rendre compte d’un ouvrage qui, comme
c’est le cas du Complexe d’Orphée, assène des vérités indéniables, mais sans craindre de les fondre dans des AMALGAMES des plus contestables.
.
Cela
en mêlant, par exemple, la critique du "marché mondial" et la critique
des "droits de l’homme" ; ou la "lutte contre les discriminations" et le
"libre-échange". Ainsi, la Haute Autorité de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité (Halde) serait coupable de prôner la
"valorisation de l’homosexualité". De même, la cause des sans-papiers ne
serait qu’une "invention" des médias associés au show-business. Ces
différentes faces de la culture "avant-gardiste" et "branchée" auraient
finalement le même objectif : détruire notre "héritage historique ou
naturel", pour lui substituer l’adhésion inconditionnelle au capitalisme
globalisé. Quant à la révolte des banlieues, qui a fasciné "les
intellectuels parisiens", elle ne serait que la manifestation des
expressions les plus barbares de la société consumériste moderne.
.
La
pesante démonstration qui occupe l’essentiel du livre voudrait nous
faire croire que l’on peut être "de gauche", voire - lâchons le mot -
"anarchiste", tout en s’affirmant "conservateur" et même
"réactionnaire".
Cela
à condition de rompre avec le "nomadisme deleuzien", avec "l’amoralité
constitutive" du libéralisme cupide, enfin avec l’individualisme
"narcissique" qui entend s’affranchir des "montages symboliques" sur
lesquels repose l’ordre social.
.
Pourrait
alors s’engager la vraie révolution (conservatrice ?) qui refondera la
société sur les valeurs de la "décence commune", du "don", de la
"gratuité", du "désintéressement", de la "dignité" et de la "loyauté".
Que l’on revienne donc, au plus vite, aux valeurs ancestrales, et "l’économie de marché" se trouvera d’un coup "abolie".
.
On croit rêver. Français, encore un effort pour devenir anarchistes.
.
Ces
voeux pieux sont soutenus par des invocations récurrentes de saint
Orwell (qui doit se retourner dans sa tombe !), objet, de la part de
Jean-Claude Michéa d’une véritable entreprise de captation.
.
Comme
ses prédécesseurs, les anticonformistes des années 1930, l’auteur du
Complexe d’Orphée entend prendre appui sur la "sensibilité populaire" et
même sur la "colère du peuple" pour lutter contre "la police de la
pensée".
.
Qu’il
existe aujourd’hui une sorte de "police de la pensée" est plus que
plausible. La question est de savoir dans quelle mesure la pensée de
Jean-Claude Michéa n’en est pas elle aussi une expression
particulièrement retorse." Luc Boltanski