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La chanson en laisse, trésor de notre patrimoine

Les chansons en laisse, nous en avons chanté durant toute notre enfance : En passant par la Lorraine, A la claire fontaine, Gentil coquelicot, Auprès de ma blonde, et tant d’autres. Ces trésors de notre patrimoine, souvent composés par les plus grand musiciens, n’intéressaient pas les grands théoriciens de la littérature, et ils auraient disparu si le peuple ne s’en était emparé.


C’est l’ethnoloque québécois Conrad Laforte qui a observé l’existence de cette forme de chanson spécifique qu’il a décidé d’appeler chanson en laisse par opposition à la chanson divisée en strophes, qu’il appelle chanson strophique, et qui est aujourd’hui la forme quasi hégémonique de la chanson.

Dans cet article, nous illustrerons la pérennité et la variabilité de la chanson en laisse au moyen de plusieurs variantes de En passant par la Lorraine, distantes de près de cinq cents ans.

Par ailleurs, une chanson de Charles Aznavour, Camarade, nous montrera qu’il est encore possible aujourd’hui d’écrire une chanson en laisse en rencontrant un plein succès.

 

_____

UNE LAISSE N’EST PAS UNE STROPHE

 

Mais d’abord, qu’est-ce qu’une laisse ?

 

Comme nous l’avons appris au lycée lors des cours sur la littérature du Moyen-Age, il s’agit d’une série de vers dont le nombre n’est pas fixe (souvent une dizaine ou une quinzaine), tous terminés par la même assonance (rime imparfaite). Contrairement à une strophe de quatre vers, qui n’attend que le musicien pour devenir un couplet, la laisse constitue, pour le compositeur, une matière clairement rebelle.

 

Une laisse ne peut se chanter telle quelle. Pour créer des couplets dans la chanson alors que le poème dont elle est tirée ne comporte pas de strophes, le musicien doit ruser : faire chanter deux fois le même vers pour que deux vers contigus bissés finissent par fonctionner comme une strophe de quatre vers ; ajouter des éléments intercalaires (les sabots dondaine oh oh oh par exemple) pour étoffer un texte bref. Ces éléments intercalaires ne constituent pas forcément un refrain ; écrits par le musicien, ils prennent place là où il a besoin d’eux, c’est à dire pas forcément entre deux couplets (bien que ce ne soit pas interdit non plus d’en faire un refrain). Ils sont là pour servir la musique et n’ont souvent pas de sens particulier.

 

Ces difficultés techniques sont aussi, pour le compositeur, l’occasion de montrer sa créativité et son talent, si bien que le genre a attiré les plus grands. Ainsi, Margot, labourez les vignes, ancêtre de En passant par la Lorraine, a été composé par le grand musicien Jacques Arcadelt (1504-1568 environ).

 

PARTICULARITES DE LA CHANSON EN LAISSE

 

Le cadre extrêmement contraignant de la laisse influe sur le contenu de la chanson en laisse, qui présente des caractéristiques spécifiques par rapport à la chanson strophique. On notera :

 

Les ornements intercalaires sans signification particulière (les sabots dondaine, les vigne vigne vignolet ...) : ils sont introduits par le compositeur pour pallier l’absence de strophes sur laquelle caler ses couplets ; 

 

Les vers chantés deux fois (même raison technique) ;

 

La brièveté du texte "utile" : si l’on retire de la chanson les ornements intercalaires, les sabots-dondaine oh oh oh et autres éléments sans signification, on s’aperçoit que le "texte utile", celui qui a un sens et fait progresser le récit, est très bref : une dizaine ou une quinzaine de vers ; le poète va donc devoir raconter son histoire dans un cadre très contraignant par sa brièveté ; par exemple : réduite à son "texte utile", c’est à dire à sa laisse, En passant par la Lorraine devient :

 

En passant par la Lorraine - Rencontrai trois capitaines -Ils m’ont appelée "vilaine" - Je ne suis pas si vilaine - Puisque le fils du roi m’aime - Il m’a donné pour étrenne - Un bouquet de marjolaine - Je l’ai planté dans la plaine - S’il fleurit je serai reine - S’il y meurt, je perds ma peine.

 

Un texte parfois obscur : cette particularité est due à la brièveté du texte utile, à une transmission largement orale, mais aussi parfois (car un poète de talent sait transformer une contrainte en occasion) à une maîtrise de l’allusion et du double sens, en particulier dans des thématiques plus sexuelles qu’il y parait à première audition

 

Les thèmes sexuels : jamais tout à faits absents (car les obscurités du texte, jamais tout à fait absentes elles non plus, créent la tentation), ils vont du très poétique (le jardin de mon père, le rossignol ...) au paillard non dissimulé, comme dans cette version des Filles de la Rochelle. La variabilité de la chanson en laisse crée d’irrésistibles tentations de développer plusieurs variantes, celles qui peuvent se chanter devant les dames et les autres.

 

Un texte évolutif  : là encore, plusieurs facteurs se combinent pour expliquer qu’une chanson en laisse ne cesse de se modifier : transmission orale populaire ; souhait d’un poète de "corriger" un texte qu’il trouve trop obscur, où d’ajouter ses propres allusions à celles de ses prédecesseurs

 

Un fascinant dialogue collectif entre les auteurs par delà les siècles : le lecteur le verra aisément en comparant, parmi les différentes chansons illustrant cet article, les nombreuses variantes, ancêtres ou descendantes de En passant par la Lorraine. En analysant l’évolution de cette chanson, nous verrons qu’elle vit sa vie au delà de l’intention de ceux qui ont apporté quelque chose à son texte. C’est un peu l’inconscient collectif qui est le véritable auteur.

 

QUAND LES POETES SE REPONDENT PAR DESSUS LES SIECLES

 

Une chanson en laisse n’a pas un texte unique qui serait seul "le vrai". Elle a des parents, des frères, des soeurs, des descendants. La même laisse peut être mise en musique avec des ornements intercalaires différents. Ou la même mélodie se voit associer à des poèmes différents. La variabilité est dialogue par dessus les siècles, et l’évolution des variantes finit par respecter le même thème général en permettant à chacun de "mettre son grain de sel".

 

Prenons l’exemple de cette laisse très connue :

 

En passant par la Lorraine - Rencontrai trois capitaines -Ils m’ont appelée "vilaine" - Je ne suis pas si vilaine - Puisque le fils du roi m’aime - Il m’a donné pour étrenne - Un bouquet de marjolaine - Je l’ai planté dans la plaine - S’il fleurit je serai reine - S’il y meurt, je perds ma peine.

 

Cette laisse existe déjà à la Renaissance, dans Margot labourez les vignes ; elle sera reprise telle quelle dans En passant par la Lorraine.
 
On comprend de façon allusive que la jeune fille a fait une mauvaise rencontre. Ce qui est confirmé par une autre version de Margot, où elle chante aimablement, parlant des trois capitaines : "Je suis leur fièvre quartaine".
 
Traitée de vilaine, la jeune fille cherche à se valoriser. Dans la version la plus classique, elle nous dit que le fils du roi l’aime. Dans une autre, elle poursuit le même but par d’autres moyens : "Je suis fille au roi d’Espaigne".
 
Le thème de la mauvaise rencontre devient plus politique avec Les sabots d’Anne de Bretagne. Là, pour comprendre toutes les allusions, il faut savoir que la Duchesse Anne a été vaincue devant Rennes et contrainte d’épouser le Roi de France, ce qui donne une toute autre connotation à cette variante de la laisse d’origine :
 
C’était Anne de Bretagne - Revenant de ses domaines - Entourée de chatelaines - Voilà qu’aux portes de Rennes - L’on vit trois beaux capitaines - Offrir à leur Souveraine - Un joli pied de verveine -S’il fleurit, tu seras reine - Elle a fleuri, la verveine - Anne de France fut reine  - Les Bretons sont dans la peine - Ils n’ont plus de souveraine - Ils n’ont plus de souveraine.
 
On notera les ambiguités et les allusions. A chaque fois, il faut comprendre le contraire de ce qui est dit : les trois capitaines saluent Anne comme leur reine, mais en fait ils la capturent ; la verveine fleurit, faisant d’Anne une reine, mais dans le cadre d’un mariage forcé qui signe la perte de l’indépendance de son duché. La chanson apparemment enfantine est vraiment un sommet de l’art du double sens, qui plus est à la fois sexuel et politique. 
 
Le dialogue des poètes se poursuit.
 
Après les Bretons, leurs voisins vendéens ont aussi leur version, dont la forme est intermédiaire entre la chanson en laisse et la chanson strophique :c’est Debout les gars, vive le Roi. 
 
Les patriotes républicains réinterprêtent aussi la chanson après l’invasion de 1870 : dans La marche lorraine (strophique) la jeune fille est assimilée à Jeanne la bonne Lorraine, et les sabots-dondaine ont vocation à botter le train de l’ennemi, qui "fuit dans la plaine".
 
QUAND L’ INCONSCIENT COLLECTIF ECRIT UNE HISTOIRE DE LIBERTE ET DE DIGNITE
 
D’une certaine façon, la succession des variantes raconte une histoire unique, produite par l’inconscient collectif, dans laquelle l’héroïne retrouve la dignité.
 
Dans les premières versions, Margot est rudoyée par trois capitaines qui la renvoient à sa condition d’humble paysanne. Elle ne peut se défendre que dans l’imaginaire, en leur souhaitant du mal ("Je suis leur fièvre quartaine") ou en développant des idées de grandeur auquel nul ne croit ("Je suis fille au roi d’Espaigne" ; "Puisque le fils du roi m’aime").
 
Dans "Les sabots d’Anne de Bretagne", aux doubles sens si transparents pour qui connaît l’histoire de France, l’héroïne est toujours une victime, mais une victime de luxe, qui va vraiment épouser le roi. Et c’est aussi une combattante efficace : rappelons qu’Anne de Bretagne, orpheline et boîteuse, n’avait que 14 ans quand elle tomba aux mains du roi de France après une résistance plus qu’honorable étant donné les circonstances. La défaite ne la priva pas de tous ses moyens, et le traité de rattachement que cette enfant-captive négocia conservait à la Bretagne une grande autonomie, qui dura jusqu’à la Révolution.
 
Enfin, dans La marche lorraine (strophique), l’héroïne, assimilée à Jeanne d’Arc, est aussi une victime de militaires (Las ! un jour elle succombe ! Aux mains des ennemis tombe ! Dans la flamme, horrible tombe ! Expira, la blanche colombe !), mais une de ces victimes sacrificielles dont la mort produit de la force (Mais depuis, l’âme aguerrie, Au nom de Jeanne chérie, Ange saint de la Patrie ! C’est nous qui gardons l’accès Du sol français !) C’est aussi une combattante dont les victoires sont soulignées ("Car c’est un grand capitaine - La vierge aux sabots dondaine ...") ; elle acquiert quelque chose de christique (le supplice qui sauve) et de marial ("Sur nous plane l’ombre sereine - De Jeanne, Vierge souveraine"). Elle est donc quasiment divinisée.
 
Que de chemin parcouru entre au début la pauvre Margot d’Arcadelt, renvoyée à ses vignes, et à la fin Jeanne divinisée ! 
 
LA CHANSON EN LAISSE AUJOURD’HUI
 
Aujourd’hui, la chanson en laisse a subi une perte de statut : elle est vue comme populaire, voire enfantine.
 
Mais elle est toujours vivante.
 
Les variantes et ré-interprétations se poursuivent, mais parfois, la variante prend la forme d’une chanson strophique, comme dans La marche lorraine (variante de En passant par la Lorraine) ou dans Comme un petit coquelicot (variante de Gentil coquelicot).
 
Il serait, en effet, probablement artificiel aujourd’hui de se couler encore dans le moule de la chanson en laisse. Ou alors à titre parodique, comme dans cettevariante socialiste des Filles de La Rochelle, qui nous montre Ségolène et Martine qui en décousent lors des Universités socialistes de cette ville.
 
A notre connaissance, la chanson la plus récente respectant les règles de la chanson en laisse est Camarade, de Charles Aznavour.
 

Tags : Musique




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5 réactions à cet article    


  • 1 vote
    B_D_R 26 septembre 2011 10:09

    • vote
      juluch juluch 26 septembre 2011 13:43

      Super article Catherine, toute ses chansons sont au premiers abords assez enfantines , mais en creusant un peu on y voit le sens véritable !


      • vote
        Catherine Segurane Catherine Segurane 12 novembre 2011 19:16

        Je pense qu’on peut aussi classer "Tu t’en vas", d’Alain Barrière, parmi les chansons "en laisse" :

        - pas de strophes 
        - une assonance unique d’un bout à l’autre :




        • vote
          Catherine Segurane Catherine Segurane 13 novembre 2011 20:32

          Encore une très belle version de Margot Labourez les vignes, par les Chatelets. Mais le titre est inexact (En passant par la Lorraine) :



          • vote
            Catherine Segurane Catherine Segurane 13 novembre 2011 20:38

            Et voici quand même la version standard d’En passant par la Lorraine.


            En principe, tout le monde connait, mais sait-on jamais ...




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