Vous traitez avec beaucoup de magnanimité le peuple américain, qui
répond systématiquement aux appels bellicistes de ces dirigeants avant
de s’infliger périodiquement des remises en question douloureuses - mais
provisoires et superficielles - de ses "valeurs", qui servent manifestement de simple
"reset" afin de perpétuer une stratégie impérialiste dont le trame n’a
pratiquement pas évolué depuis la guerre du Vietnam.
Vietnam qui a
produit Rambo (homonyme de Rimbaud, pour ceux qui ne le savaient pas) cet américain en crise
identitaire, dont les tourments intérieurs reflétaient l’instabilité de cette période de transition entre l’Amérique
"progressiste" des années 60 et l’Amérique réactionnaire des années 80,
qui vit l’extrême-gauche américaine se dépouiller des idéaux naïfs des années 60
pour épouser les valeurs conservatrices. Rambo, personnage scindé, qui est à
moitié un hippie anarchiste rétif à l’autorité, et à moité un criminel
de guerre sponsorisé par l’Etat. Soldat d’origine prolétaire, marginalisé au retour de la
guerre et au fond méprisé par la petite classe moyenne productive
américaine comme par la bourgeoise libérale, ce que montrait très bien
le premier film avant de sombrer dans le délire reaganien et parodique
des suites, qui envoyèrent Rambo se battre aux côtés des talibans,
alors idéalisés en héros et martyrs béhachéliens par l’opinion
américaine.
Oliver Stone passa finalement l’éponge en 89 sur ce tableau surchargé avec son Né un 4 juillet, film oscarisé qui permit à l’Amérique progressiste de se recomposer une virginité symbolique, un peu comme Danse avec les Loups permettra
plus tard à l’américain moyen, gavé de politiquement correct, de
s’identifier au "gentil soldat" qui sauva l’indien contre le "méchant
soldat" (repoussé dans une altérité qui n’est pas l’Amérique,
nécessairement vertueuse par décret divin...) en gagnant le privilège au
passage de baiser la fille du chef... sans doute pour mieux perpétuer
la culture indienne.
Puis l’Amérique conservatrice
reprit la main et vint Irak 1 et son cortège de fantômes de la "guerre chirurgicale", ce spectacle indécent en vert et noir que
l’on suivait chaque soir à la télévision au 20h en quasi direct,
nouveauté à l’époque, en se demandant fébrilement si l’armada
occidentale allait pouvoir venir à bout de la "quatrième armée du monde"
- si, si, c’est ce que les médias disaient sans rigoler - balayée dans
les faits en trois quart d’heure. Puis les GIs revinrent au pays où leur
état physique comme psychologique souleva à nouveau l’indignation de
cette Amérique qui réalisait, encore une fois, avoir "renoncé à ses
valeurs", et alors, on pleura beaucoup aux quatre coins du monde avec
cette Amérique digne et puritaine qui osait, elle, se confronter
lucidement à ses erreurs et à ses échecs.
Un petit détour par le
Kossovo et nous voilà avec Irak 2 qui reprend la trame habituelle :
gonflage de torse, raidissement patriotique sous la bannière étoilée, appel à
la grandeur collective... et qu’on est des cowboys américains virils et
responsables, pas des carpettes d’européens pacifistes ou des français
pétochards, et qu’on va péter sa gueule à Saddam même si la
vérité, manifestement, est ailleurs... et trois ans plus tard on se
retrouve avec l’Amérique des veuves et des remords douloureusement
confrontée à ses "responsabilités" et plongée dans la stupeur par le
retour de la chair à canon prolétaire dans de beaux cercueils recouverts
du drapeau de la liberté. Toutes ses mères en larmes expliquant devant
les caméra que leur fils handicapé ne peut pas vivre avec la pension
misérable que consent à leur octroyer l’armée américaine... sans parler
des hordes de psychopathes et de victimes de stress post-traumatique
engendrées par cette guerre "asymétrique" où les moyens conventionnels
ne permettent pas de prendre le dessus en écrasant l’adversaire sous les
décombres, et où la guerre redevient ce qu’elle est, obligeant des
garçons qui ont grandi en regardant Transformers à se battre
contre des types que la perspective de mourir en martyr pour ce qu’ils
estiment être la vérité (qu’elle ne le soit pas est sans importance) ne
dérange pas plus qu’un bouton sur la figure.
Jusqu’à ce que
l’Amérique morale trouve la rédemption dans la figure hautement
symbolique d’un président black dont l’état de Grâce planétaire effaça à
nouveau toutes les errances meurtrières de l’administration précédente.
L’hypocrisie du politiquement correct dans toute sa splendeur. Les
Américains ont, certes, une forme de génie. Ils ont compris que quand on
avait exterminé un peuple au nom de la religion, déporter et
esclavagiser un autre au nom du progrès, et atomiser un troisième pour
le gain de la paix, la meilleure manière d’en sortir était encore
d’utiliser ce prétexte pour pouvoir s’ériger en prescripteur universel
du droit et de la morale.
Et qui voit-on aujourd’hui repointer
le bout de son nez en Amérique ? Les néocons, qui reprennent idéologiquement le dessus auprès d’une opinion lasse des démocrates, et qui accusent le "faible", "l’hésitant",
le "pacifiste" Obama de procrastiner et de rechigner à utiliser la manière
forte face aux Russes. Une majorité d’Américains se déclarent à nouveau en phase avec
les thèses républicaines en matière de politique étrangère, qui
s’échelonnent, pour rappel, de l’invasion arbitraire de pays souverains
au soutien de de la guerre nucléaire contre les Russes. Près de 60%
d’Américains, selon un sondage récent, soutiennent l’attaque de Gaza, et
43% estiment qu’Israel fait un usage proportionné de la force militaire
contre les Palestiniens. Que penser d’un pays où un leader politique
déclarant "Ce qu’il faut pour arrêter un méchant avec des armes
nucléaires, c’est un gentil avec des armes nucléaires" (Sarah Pallin)
est pris au sérieux par une large part de la population ?
Il me
paraît probable que d’ici deux ou trois ans l’opinion publique
américaine sera à nouveau retournée et prête à soutenir une nouvelle
intervention au nom du patriotisme et du messianisme américain. Ceux qui
pleurnichaient hier en considérant Obama comme le Messie seront les
premiers à bomber le torse en disant "America first". On l’a un peu vite
oublié, mais la politique néoconservatrice faisait l’unanimité en
Amérique entre 2001 et 2005. Et c’est uniquement le retour des soldats
traumatisés qui a poussé les Américains à se poser des questions, pas ce
que les Européens pouvaient en penser ou le calvaire vécu par la
population irakienne totalement innocente en l’affaire.
Bref,
je suis un peu agacé par cette démagogie qui consiste à absoudre le
"brave peuple américain" des politiques menées par ses élites, sous
prétexte que l’américain moyen aurait des valeurs profondes de courage,
de liberté et de dignité qui seraient inconnues ailleurs
(c’est ce que pensent beaucoup d’Américains au fond d’eux-mêmes
malheureusement) ce qui donnerait donc le droit à l’Amérique de les
exporter dans le monde entier, si besoin par la force ou le mensonge. Je ne crois pas que
l’américain moyen soit ce type "trahi par ses élites" dont les idéaux seraient
détournés par une poignée de politiciens conservateurs et de lobbies engendrant une corruption généralisée.
Nous
autres européens, et français tout particulièrement, avons subi un
processus de mise en accusation collective impitoyable suite à la
seconde guerre mondiale. Nous avons été reconnus coupables, tous autant
que nous sommes, de collaboration, de déportation des juifs, de
colonialisme, de racisme, de massacre et j’en passe. Nous continuons d’en payer le
prix, et nous payons des gens pour nous rappeler à quel point nous avons
commis le mal durant notre passé. Valls nous le rappelait encore il y a peu, évoquant une "honte" entachant à jamais la conscience nationale.
Les Américains, eux, sont
systématiquement sauvés par leur puritanisme et leur situation
dominante. C’est l’idéologie du "born again christian" appliquée
méthodiquement à un pays et à une population, en permanence.
Je
crois donc plutôt que les élites américaines connaissent très bien le
fonctionnement binaire et manichéen des américains - typique de cette mentalité
puritaine - et savent s’en servir avec cynisme pour promouvoir leur
interventionnisme et leurs guerres messianiques à travers le monde.
Désolé pour la longueur excessive !